La plus grande fête populaire de Colombie est l’occasion pour ses habitants de montrer une autre image de leur pays, loin de la guérilla, de la guerre et de la violence. Même si l’événement évoque les douleurs du passé, il fait la fierté de ses participants.
La meilleure manière de découvrir un peuple est par sa musique et sa danse. Inscrit en lettres colorées sur une banderole lors du traditionnel défilé « Fantasia » du Carnaval de Barranquilla, la formule résume l’aspiration de l’événement le plus festif de Colombie : une plongée dans l’histoire du métissage de la côte caribéenne. Dans cette région où la guérilla semble lointaine et où les costeños parlent leur propre langage, la fête traditionnelle est l’affaire de tous.
« C’est dans notre sang », résume Manuel Acosta, directeur de la compagnie « Congo tigre de galopa » en montrant sa couleur de peau. « Nous sommes des descendants d’esclaves africains. Pour échapper à leur sort, nos ancêtres dansaient. » C’est toujours se qu’ils se passent sur la vía 40, grande avenue où se tiennent les plus grands défilés. Les festivités sont une parenthèse de rire et de joie dans une ville où les disparités de richesses sont encore criantes.
Les Barranquilleros profitent du carnaval pour cultiver leur sens de l’humour. Pendant cinq jours, ils se moquent de tout. Le plus carnavalesque des personnages est le « marimonda ». Plusieurs centaines de personnes revêtissent ce costume-cravate volontairement trop grand et grossier dans la rue où lors des défilés. Son visage ressemble à un sexe masculin « Il a été créé pour se moquer des hommes politiques, d’où le port de la cravate dans le costume. Pour les gens du peuple, ce sont tous des menteurs, des clowns », rigole Mauricio Machado, 25 ans, habitant d’un quartier populaire de la banlieue de Barranquilla. Il participe aux festivités depuis son enfance.
S’échapper de la réalité
Dans les avenues bétonnées de la ville, il est courant de croiser des enfants dont le corps est peint en noir et les lèvres en rouge. Ils déambulent, se contorsionnent comme des singes et enchaînent des grimaces à toute vitesse. Le nom de cet accoutrement : le « son de negro ». Personnage crée par les descendants des Africains, il caricature l’image qu’avaient les oppresseurs de leurs esclaves. Considérés comme des animaux, ils se caricaturaient eux-même comme tel. « Le carnaval est devenu une échappatoire. Une manière de rendre absurde l’absurdité, de rire plutôt que d’en pleurer », analyse Manuel Acosta. Avec cinquante-cinq carnavals à son actif, il raconte s’être déguisé en « son de negro » adolescent pour gagner quelques pièces auprès du public.
Il y a une autre réalité que les habitants aiment caricaturer : l’ordre établi. Le carnaval a une reine qui se doit d’être riche. Elle est généralement la fille d’un homme politique. « Il faut qu’elle ait les moyens de payer ses robes », plaisante Mauricio Machado, également membre d’une compagnie de danse. Cette année, Caroline Segebre, fille de l’actuel gouverneur du département de l’Atlántico, a été élue pour symboliser la richesse et la gloire. Elle devient un personnage vénéré. « Pour nous, c’est normal », commente Mauricio, « Le peuple a son représentant : le Roi Momo ». Autre personnage médiatique du carnaval, il est généralement plus vieux, issu des quartiers populaires et membre d’une troupe folklorique.
« Chaque rôle, chaque costume et chaque danse a une raison d’être, une histoire », résume Linda Silva, danseuse de cumbia. Pratiquée en duo, cette chorégraphique est emblématique de la culture des opprimés. Les Indigènes et les Africains, réduits en esclavage pendant la conquête espagnoles, dansaient ensemble. De cette fraternité est née une danse unique. Le rythme est celui des tambours africains et la mélodie celle des flûtes indigènes. Au départ, la cumbia reproduisait les danses funèbres autochtones. Au fil des siècles, elle deviendra, une danse de séduction avec des costumes inspirés des tenues traditionnelles espagnoles. « J’aime cette danse car elle a quelque chose de très digne et élégant. Pour moi, c’est une responsabilité et un honneur de défiler en tant que danseuse de cumbia », poursuit avec fierté la jeune femme, professeure à l’Université de l’Atlantico.
La résistance des opprimés
Les habitants sont fiers de cette tradition. Le carnaval est pour eux l’occasion de donner une image positive de leur pays. De contrer l’actualité morose qui hante les journaux concernant la drogue, la guérilla, la pauvreté. « Les Barranquilleros et plus généralement les Colombiens participant à cette fête, ressentent le devoir de donner le meilleur d’eux mêmes pendant ces cinq jours », observe Monica Linda, professeure de danse elle effectue également des recherches sur la danse en tant que méthode d’enseignement civique. « C’est un moment où tout le monde est amis, où les riches et les pauvres se mélangent. »
La date exacte du premier carnaval n’a pas été identifiée tant l’événement s’est installé petit à petit dans le calendrier des habitants. Mais la tradition des défilés remonte à la fin de XIXe siècle, une période de migration intense vers la citée portuaire. Profitant de son emplacement stratégique à l’embouchure de Rio Magdalena, de nombreux étrangers sont venus s’installer ici pour des raisons économiques mais aussi pour fuir les conflits européens. Très rapidement, Barranquilla est devenue le deuxième port le plus grand du monde après celui de Rotterdam. Surnommé « la puerta de oro de Colombia », de nombreuses familles d’origines arabes, Juives et européennes, y ont fait fortune.
Par rapport à ses voisines Carthagène des Indes et Santa Marta, Barranquilla est une ville jeune. Les habitants ont cultivé leur sentiment d’appartenance autour du carnaval. Officiellement, il dure cinq jours, juste avant la période du carême sur le calendrier chrétien. Mais dès les mois précédents, les rues se colorent. Le carnaval des enfants, des fêtes de quartiers sont autant d’occasion de faire la fête.
Gladys Perez, alias « Juanita » est une institution dans le Barrio Abajo, une zone très animée pendant le carnaval. Depuis cinquante ans, elle confectionne des costumes. L’année dernière, elle a été consacrée « Reine de la tradition » pour son implication. Dans sa maison très modeste, une photo d’elle en train de danser est accrochée au mur. Son visage heureux a été choisi pour représenter le carnaval sur les cartes postales et autres cartons d’invitation. Elle n’en revient toujours pas. « Je travaille de mes mains tous les jours, le carnaval est un moment où nous devenons tous des artistes. Je suis devenu un patrimoine vivant ». Elle transmet volontiers cette tradition a ses enfants et petits-enfants qui savent tous danser ou jouer d’un instrument. « Et dire qu’avant, mes parents voyaient le carnaval comme quelque chose de démoniaque. Les temps ont bien changé », plaisante-t-elle en enfilant sa couronne.
L’implication des habitants à faire rayonner cette fête a porté ses fruits. En 2003, l’événement est inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. « Il y a eu un avant et un après la nomination », analyse Monica Lindo, également organisatrice du carnaval. « Avant, le carnaval était quelque chose de réservés aux personnalités politiques locales et les dirigeants se préoccupaient peu des traditions. Certaines danses commençaient à disparaître. Après la nomination, la gouvernement colombien s’est donné pour mission de préserver cette culture. »